Il y a quelques semaines, j’ai complété mon précédent article sur les Orques avec une séance de « streamlore » en direct sur ma chaîne Twitch. Vous trouverez ci-dessous les principaux thèmes abordés et les éléments de réponse donnés durant ce live.
Commençons par le plus basique : les Orques; qui, quoi, comment ?
Pour Tom Shippey, les Orques sont apparus dans le légendaire de JRRT d’abord parce qu’il avait besoin d’un stock inépuisable d’ennemis pour lesquels les lecteur·ices ne ressentiraient pas d’empathie, auxquels iels ne s’identifieraient pas. D’où la vision un peu monolithique des Orques, notamment dans les plus anciens récits de Tolkien, alors qu’ils ne sont encore que des créatures de pierre.
Ceci étant, pour les habitants de la Terre du Milieu, ce que nous traduisons par « orques » peut s’apparenter à différentes incarnations de créatures maléfiques. Sans être moi-même particulièrement experte en langues de la TdM, loin de là, voici tout de même quelques éléments étymologiques qui permettent de dégager plusieurs idées importantes dans la conception de ces créatures, mais aussi dans la manière dont elles sont perçues par les Peuples Libres :
- En quenya primitif, nous avons la racine *ruku , qui désignait principalement les ombres terrifiantes rodant autour des Elfes à Cuiviénen (le lieu de leur éveil), au début de leur existence, et qui les terrifiaient.
- Ce terme a ensuite évolué en eldarin commun vers la forme *rauku ou *raukō qui aurait servi à désigner des ennemis plus grands et terribles. Les plus perspicaces parmi vous reconnaitront un élément qui composera par la suite Valarauka, le terme quenya pour Balrog.
- À Valinor, les Eldar n’avaient pas à se soucier des Orques, qui n’apparaissaient que dans les histoires et contes évoquant la Terre du Milieu ou les péripéties de la Grande Marche qui mena les Elfes jusqu’en Valinor. On y employait urko , dont le sens restait vague, puisqu’il désignait toute source de peur, ou des créatures à l’apparence suspecte, ombres ou bêtes qui rodent.
- À la même époque, en Beleriand, on trouve le terme urug, qu’on peut traduire par « démon », et qui a plus ou moins les mêmes connotations que son cousin quenya urko. Toutefois, la forme orch (pluriel yrch) apparaît pour décrire spécifiquement les Orques dès leur venue sur les terres peuplées par les Sindar en Beleriand.
- Après le retour des Ñoldor en Terre du Milieu, et leurs échanges avec les Sindar, le quenya des exilés adopte le terme urko, orko pour désigner spécifiquement ces créatures.
- De leur côté, les Orques eux-mêmes adoptent ces termes, ravis qu’ils réfèrent à la peur et à la haine. On trouvera ainsi uruk en noir parler. Toutefois, ce terme ne désignera que les Orques disciplinés et entrainés. Les créatures de classes inférieures seront, elles, appelées Snaga, que l’on peut traduire par « esclave ».
Note. Tolkien a précisé qu’en anglais, le terme « orc » qui traduit Q urko, S orch, est inspiré du mot en vieil anglais orc (démon), mais il ne faut pas y voir de connexion sémantique. C’est une simple question phonétique. Il ne faut pas non plus y voir de lien avec les gros mammifères marins. Quand à la traduction française « orque », c’est JRRT lui-même qui l’a donné dans sa correspondance (lettre 144).
Il existe donc plusieurs « catégories » que même le langage souligne :
- Snaga : Orques mineurs -> « esclaves »
- Uruk : Orques entrainés
- Uruk Hai :Orques du Troisième Age probablement issus de métissage Orque/humain. Hai signifie simplement « gens », « personne » (« folk » en anglais).
- Troll : larges bêtes présentées comme passablement stupides, mais que Sauron a su entraîner, et dont le langage est plutôt limité… et souvenez-vous de ce que j’ai déjà écrit (là) sur le langage et la liberté… Nous savons cependant qu’ils pouvaient adopter l’une des formes du noir parler.
- Olog Hai : grandes créatures du Troisième Age, ressemblant à des Trolls, et donc peut-être issus d’une autre forme de métissage (Troll/Orque ?). D’ailleurs, olog signifie « troll » en noir parler, et il est dit que ces créatures ne ressemblaient pas aux orques, ni dans leur apparence ni dans leur façon d’être, et qu’elles étaient plus imposantes que les plus grands des Orques.
- Gobelin : c’est un équivalent de « orque », car ce terme relève surtout d’un choix de traduction. Laissez-moi vous expliquer :
Si on joue le jeu métafictionnel de JRRT, le SDA n’est pas présenté comme une œuvre de fiction mais comme le travail éditorial et la traduction d’un ouvrage plus ancien, basé sur Le Livre Rouge de la Marche de l’Ouest, lui-même écrit principalement par Bilbo et Frodo et rédigé en Sôval Phârë (le parler commun), puis traduit vers l’anglais par un éditeur (JRRT ?). Aussi, le choix de ces termes peut parfois être considéré comme relativement arbitraire, et c’est pourquoi on trouve alternativement les termes « orques » et « gobelins » pour désigner des créatures similaires. Le mot « gobelin » parcoure Le Hobbit, ouvrage dans lequel le mot « orque » n’apparaît qu’une seule fois, alors même que « gobelin » n’est jamais employé dans le SDA. Il faut bien noter que lors de la préparation à la publication du Hobbit, JRRT n’envisageait pas ce récit comme une continuité du légendaire sur lequel il travaillait déjà depuis de nombreuses années, et dans lequel le terme « orque » avait bel et bien fait son apparition. Rappelons aussi que Le Hobbit a d’abord été conçu comme un conte que JRRT disait à ses enfants et à ses amis, et pour lequel il s’est inspiré d’œuvres littéraires préexistantes, de contes et légendes, et du folklore (agrémentée de références et du fameux « esprit nordique ») ; le terme « gobelin » est employé dans Le Hobbit précisément parce qu’il s’inscrit dans une tradition littéraire , et qu’il s’efforçait à réinventer (lettre 144) :
Les Orques ne proviennent pas de mon propre vécu, mais ils doivent beaucoup, je suppose, aux Gobelins de la tradition (Gobelins est utilisé comme traduction dans Bilbo le Hobbit, où orque n’apparaît qu’une fois, sauf erreur), en particulier tels qu’on les trouve chez George MacDonalds…
Christopher Tolkien s’est bien entendu penché sur la question dans Histoire de la Terre du Milieu volume VI, où il explique que, dans Le Livre des Contes Perdus, « gobelins » et « orques » sont employés comme des termes équivalents, du moins la plupart du temps car il y a de rares moments où ils semblent distincts. Ch. Tolkien nous renvoie alors aux deux versions de La Quenta, dans lesquelles on peut lire:
Ces Orques, Morgoth les fit par jalousie et par moquerie des Elfes […] Gobelins est le nom qu’on leur donne parfois, mais aux jours anciens ils étaient forts et sanguinaires. »
Ch. Tolkien précise aussi qu’il semble que, à l’époque, JRRT voyait les Orques comme une espèce de Gobelin particulièrement impressionnante. Or, le terme « gobelin » n’apparait pas dans la version publiée du SDA, tandis qu’on le trouve très souvent dans les brouillons du roman publiés dans les volumes 6, 7, 8 et 9 de Histoire de la Terre du Milieu. Cependant, lorsqu’il y apparaît, il fut systématiquement remplacé, de la main de JRRT lui-même, par « orques ». Et pourtant, dans ces mêmes brouillons, on voit assez tôt Gandalf parler des serviteurs du Sauron en évoquant « les Orques et les gobelins » (nous soulignons), et durant le passage dans les Mines de la Moria, le brouillon nous montre Gandalf expliquer :
« Ce sont des Gobelins – d’une espèce particulièrement maléfique, plus grands que les véritables Orques dont nous sommes coutumiers. »
Il n’est donc pas improbable d’imaginer qu’il puisse exister une distinction entre ce qu’on appelle les Orques et les Gobelins, que ce soit par rapport à leur carrure, ou parce que « gobelins » est un terme qui caractérise des créatures plus indépendantes que les uruk et snaga du Mordor (et de l’Isengard). Mais il semble bien que, en fin de compte, « gobelins » et « orques » soient des termes plutôt interchangeables.
Pour revenir rapidement aux Trolls, Barbebois parle d’eux comme ayant été « faits » comme des contrefaçons des Ents par Melkor. Attention cependant, JRRT a précisé que Barbebois ne savait pas tout, et qu’il pouvait se tromper…
Pour ce qui est de la création des Orques, je pense avoir déjà bien balayé le sujet dans mon précédent article, mais un petit récapitulatif ne peut pas faire de mal :

Dis maman, comment on fait les bébés Orques ?
Voilà un sujet qui en a chiffonné plus d’un·e·s : la reproduction des Orques.
Dans Le Hobbit, Bolg est donné comme le fils de Azog. On en viendrait donc vite à croire que les Orques ont des parents « naturels ». En tout cas, dans Le Silmarillion, c’est explicite, puisqu’on nous dit que les Orques se reproduisent « à la manière des enfants de Eru”, “cad. sexuellement”, comme le relevait Tom Shippey. Mais les choses ne sont pas si simples, et on peut se demander comment expliquer la naissance de créatures « pré-corrompues ». En d’autres mots, il est difficile d’envisager la corruption comme quelque chose d’héréditaire, de génétique, puisqu’il semblerait que Melkor ne soit pas assez puissant pour corrompre une race entière dans sa nature même. D’ailleurs, comme je l’avais posé précédemment : est ce que Eru (le Dieu unique) donnerait des fëar (/âmes) à ces créatures au moment de leur venue au monde ? Tolkien lui-même n’était pas convaincu par cette idée.
C‘est pourquoi Shippey estime que Tolkien avait à l’esprit un passage précis du poème épique Beowulf, dans lequel on trouve à propos de Grendel et sa mère (les antagonistes): “no hie faeder cunnon« , c »est à dire « men know no father for them’’ ( « Les hommes ne leur connaissent aucun père » ). D’après Shippey, la solution la plus simple pour Tolkien serait d’avoir des Orques qui se multiplieraient comme des mouches, un peu comme dans des couveuses manufacturées. Même si rien de tel n’apparait explicitement dans les textes, c’est l’option choisie par Peter Jackson dans ces films. Souvenez-vous.
Si la mise en scène et le design de cette scène sont convaincantes (et terrifiantes !), cela reste néanmoins une interprétation particulière qui n’établit pas la filiation entre Elfes et Orques, ni même cet état de corruption intrinsèque. Cette interprétation enraille aussi l’idée de métissage entre Orques et Humains (humains corrompus, au « niveau d’orque ») qui eut lieu au Troisième Âge, à moins que Sauron et Saruman ne maîtrisent la procréation in vitro… Qui sait ?!
Par ailleurs, on sait que le Orques continuaient à se reproduire lorsqu’ils n’avaient pas de maître, donc ces couveuses dans les crevasses d’Angband, du Mordor ou d’Isengard, bien qu’attirantes dans l’idée, semblent laisser de côté un certain nombre d’éléments.
Cela dit, comme je l’avais précisé dans mon précédent article, il semble qu’il devenait de plus en plus gênant pour JRR Tolkien d’associer si fortement les Elfes et les Orques, ne serait-ce que d’un point de vue éthique, c’est pourquoi il aurait cherché d’autres possibles explications concernant l’origine de ces créatures « naturellement » maléfiques, et c’est justement pour cela qu’il changea si souvent d’avis sans jamais parvenir à réconcilier tous ces éléments.
Et finalement, nous ne saurons jamais ce que JRRT avait vraiment en tête, ni la version définitive qu’il aurait choisie, et avec les différentes possibilités que nous offrent les textes, pourquoi bouder notre plaisir interprétatif personnel ?
Un autre soucis apparait aux vues de ce qui vient d’être dit : Pourquoi, dans le cas de procréation naturelle, ne rencontrons-nous jamais de femelles Orques ?
Il n’y aucune mention de leur existence dans aucun des textes publiés de JRRT, mais si vous préférez l’option selon laquelle les Orques se reproduisent de manière naturelle, vous pouvez très bien combler les trous de manière cohérente. Et là encore, nous pouvons donner plusieurs éléments de réponse possibles :
On peut tout d’abord imaginer que les narrateurs du Hobbit et du SDA n’en ont pas croisées, étant donné qu’ils font face à des Orques gardes, militaires, capitaines de guerre… Le Mordor n’a pas pour caractéristique d’être particulièrement progressiste (nous ne parlerons pas de la misogynie plus ou moins latente de Sauron), et il paraîtrait cohérent que les femelles du Mordor soient reléguées aux cuisines et nurseries.
Mais l’explication la plus simple reste d’envisager que mâles et femelles sont physiquement très semblables, du moins aux yeux des autres peuples qui ne parviendraient pas à faire la distinction entre les sexes… après tout, Uglúk pourrait être une femelle ! (pensez-y un instant)
Encore une fois, libre à chacun·e de préférer une option plutôt qu’une autre, et de laisser libre cours à son imagination, étant donné qu’aucune conclusion définitive n’a jamais été donnée. Et puis, ce n’est pas pour rien que l’on parle de littérature de l’imaginaire, non?
J’espère avoir répondu à certaines questions à travers ces quelques lignes. N’hésitez pas utiliser les commentaires ci-dessous pour les remarques ou demandes d’éclaircissement. Merci ! 🙂
Sources bibliographiques :
- JRR Tolkien, Le Seigneur des Anneaux, traduction française de Daniel Lauzon
- JRR Tolkien, Le Silmarillion, traduction française de Pierre Alien
- JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, Le Livre de Contes Perdus (1 et 2), Histoire de la Terre du Milieu volume I et II traduction française de Adam Tolkien
- JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, La Formation de la Terre du Milieu, Histoire de la Terre du Milieu volume IV traduction française de Daniel Lauzon
- JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, La Route Perdue et autres textes Histoire de la Terre du Milieu, volume V , traduction française de Daniel Lauzon
- JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, The Return of the Shadow, Histoire de la Terre du Milieu volume VI
- JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, Morgoth’s Ring, Histoire de la Terre du Milieu, volume X
- JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, The War of the Jewels, Histoire de la Terre du Milieu, volume XI
- JRR, Tolkien, edité par Humphrey Carpenters avec l’aide de Christopher Tolkien, Lettres, traduction française de Delphine Martin et Vincent Ferré
- Tom Shippey, The Road to Middle-earth
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