Portrait d’Arda : Uinen

La série des portraits d’Arda est un format que je propose sur ma chaine Twitch environ une fois par mois. À chaque nouvel épisode, je brosse le portrait d’un personnage méconnu du légendaire du JRR Tolkien. Et chaque épisode sera suivi d’une retranscription sous forme d’article ici même, avant de prendre la forme d’un épisode de podcast (que vous pouvez retrouver ici).

[Petit disclaimer : Je vais ici parler des représentations de genres tels qu’on les rencontre dans la fiction traditionnelle, suivant un système binaire bourré de stéréotypes de genre. Ce n’est certes pas une vision que je partage, mais elle est essentielle pour replacer les choses dans leur contexte et pour mieux rebondir sur les interprétations plus modernes et inclusives des personnages.]

Aujourd’hui, je vais vous parler de Uinen, une Maia très respectée.

Alors, déjà, c’est quoi un Maia ?

Un Maia (Maiar au pluriel), c’est un Ainu (Ainur au pluriel), entités créées par Eru, le Grand Créateur, avant la création du monde. Les Maiar ont été envoyés dans le monde pour assister les Valar, des entités angéliques et démiurgiques aux pouvoirs plus importants, à l’origine de la création du monde.

Uinen, elle, est au service du Vala Ulmo, qui gouverne les eaux, mers, océans, fleuves et rivières. Elle est la compagne d’Ossë, un autre Maia, lui aussi au service d’Ulmo. Ossë est notamment connu pour avoir failli rejoindre le côté obscure, en s’alliant à Melkor/Morgoth pendant un temps au tout début de l’histoire du monde ; mais Uinen parvint à le ramener du bon côté. D’ailleurs, elle est décrite comme ayant le pouvoir de refréner les fureurs d’Ossë, Maia capricieux à qui on doit moult tempêtes en mers.

Elle apparait très tôt dans le légendaire, dès Les Contes Perdus dont la rédaction commença en 1917. Uinen y apparait sous le nom d’Ónen (entre autres). À l’époque elle est même désignée comme « reine des sirènes », élément qui disparaitra par la suite. D’ailleurs à l’époque, le concept des « Maiar » n’existait pas comme tel, mais il y avait bien des entités vassales aux grands Valar, comme Uinen. Ossë, lui, a longtemps été compté parmi les Valar.

Il est dit de Uinen qu’elle aime toutes les créatures marines, et toutes les plantes qui poussent sous les eaux. Dans d’anciennes versions de la Musique des Ainur (la création du monde), il est déjà dit qu’elle et Ossë avaient reçu de la part d’Ulmo le contrôle des vagues et des grandes et petites mers. Dans la Valaquenta du Silmarillion publié, Ossë contrôle les océans qui baignent les rivages de la Terre du Milieu, préférant les côtes aux profondeurs. Quant à Uinen, « sa chevelure parsème tous les océans et rivières qui s’étendent sous le ciel ». Et puisqu’elle est capable d’apaiser les fureurs d’Ossë, elle est perçue comme l’entité à invoquer pour calmer les tempêtes.

Uinen a joué plusieurs rôles au cours de l’histoire d’Arda ; à l’instar de son époux, elle s’était liée d’amitié avec les elfes Teleri, et elle était très proche de gens d’Olwë qui vivaient à Alqualondë, près des rivages d’Eldamar, en Valinor. Aussi elle avait été particulièrement choquée par le massacre fratricide à Alqualondë entre les Noldor et les Teleri. Elle avait d’ailleurs poursuivi de sa rage les navires que les Noldor avaient volés aux Teleri lors du combat.

Bien des siècles plus tard, au Deuxième Age de la Terre du Milieu, elle était particulièrement aimée des gens de Númenor et elle maintint longtemps sous sa protection leurs vaisseaux et leur île. À leurs yeux, elle était l’égale des Valar, c’est pour dire ! Et ils estimaient que c’est en partie grâce à elle que leur vie était si douce : « Uinen nous est charitable et Ossë est maitrisé », précise le roi Meneldur. Il était d’ailleurs de coutume de placer une branche d’un arbre appelé Oiolairë sur la proue des navires partant en expédition, en gage d’amitié envers Ossë et Uinen.

On lui avait dédié un îlot dans la Baie de Rómenna à Númenor : Tol Uinen, l’île de Uinen. Quant aux marins de la Guilde des Aventureux, guilde créée par le prince Aldaron, on les appelait les Uinendili : les amants de Uinen. D’ailleurs le navire qui accueillait la salle de la guilde, l’Ëambar, mouillait très souvent au large de Tol Uinen. Et c’est sur Tol Uinen que fut aussi bâtie la haute tour appelée Calmindon, la tour de Lumière, un phare, dont la fonction est bien de guider les marins. C’est vous dire à quelle point elle était importante à leurs yeux !

Son tempérament

On retrouve chez ce personnage féminin des éléments qu’on a vus dans d’autres portraits ; Uinen partage avec Nerdanel la capacité à refréner les fureurs de l’époux impétueux ; cette impétuosité « masculine » qui, sans une énergie contraire pour l’équilibrer, devient mortifère. Notons d’ailleurs que Ossë est donné comme étant particulièrement puissant sous les eaux, autant, si ce n’est plus, qu’Ulmo lui-même d’après Les Contes Perdus ! Il en faut donc beaucoup pour l’arrêter, car si Ulmo est une sorte de Poséidon (en plus sympa), Ossë représente la fureur des flots, aisément corrompue par les ténèbres si ce n’était l’intervention de la douceur des eaux, la présence maternelle de la mer/mère qu’incarne Uinen

Cela dit, Uinen fit tout de même se soulever la mer après le massacre d’Alqualondë, avant de pleurer les Teleri morts au combat. Et sous sa tempête, nombreux furent les Noldor à périrent également. Elle n’est donc pas que douceur, et les marques de respect que lui manifestent les gens de Númenor en sont aussi la preuve, puisqu’eux aussi craignent son courroux.

Uinen est aussi possessive. Dans le conte « La femme du Navigateur », Erendis l’épouse du prince Aldarion, explique qu’elle a Uinen pour rivale, car celui qu’elle aime devra choisir entre la mer (son amour pour la navigation et les voyages) et Númenor, son île, ou se trouve son épouse et ses devoirs princiers. Dans ce contexte, Uinen est associée à l’aventure, mais elle est surtout décrite par Erendis comme possessive envers ses navigateurs, et dure envers leurs épouses.   

On retrouve ici la tradition, sexiste au demeurant, du rapport entre l’homme et la mer, et de l’exclusion de la femme des activités de navigation : la mer étant perçue comme une entité féminine, elle devient forcément une « rivale » pour les femmes, ce qui par extension,  leur interdit l’accès à la mer, aux voyages et aux professions maritimes.

Pour revenir à La femme du Navigateur, lorsque Erendis se fait appeler Uinéniel, fille de Uinen, elle se rebiffe immédiatement, disant qu’elle est plutôt son ennemie. Et d’accuser son époux d’abattre les arbres pour en faire don à Uinen sous forme de navire. Après ça, pendant une expédition jusqu’en Terre du Milieu, alors que son cœur balançait encore entre son amour pour la mer et son amour pour Erendis, Aldarion connut de nombreux périples, annoncés par le gel de la branche placée sur la proue du navire.

Et lorsqu’il voulut mettre le cap sur Númenor, un vent sauvage accourut du sud et le chassa loin au nord. Ils s’attardèrent quelque temps au Mithlond, mais dès que ses vaisseaux reprirent la mer, ils furent de nouveau emportés vers le nord et jetés parmi les glaces flottantes, dans des  solitudes périlleuses, et ils souffrirent du froid. En fin de compte, la mer et le vent s’adoucirent et comme Aldarion, languissant, se penchait à la proue du Palarran, il aperçut au loin la silhouette du Meneltarma, mais son regard tomba sur le vert rameau, et il vit qu’il s’était flétri. Lors Aldarion en fut consterné, car jamais auparavant cela ne s’était vu d’une branche d’oiolairë, tant qu’elle  était baignée par les embruns. « Elle a gelé, Capitaine », dit un marin qui se trouvait à ses côtés.

Les Contes et Légendes Inachevés

On ne peut pas douter que les pouvoirs de Uinen soient importants. Notons qu’elle est la seule Maia qui est considérée comme une égale des Valar, et c’est une entité féminine. Ce n’est pas pour rien si elle fut la seule à pouvoir ramener Ossë dans le droit chemin lorsqu’il fut tenté par Melkor/Morgoth. Il est bien dit qu’à l’époque elle « domina » Ossë avant de l’amener devant Ulmo….

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La musique des flots

Les Ainur sont naturellement des entités musicales, ayant fait naitre l’image du monde à travers leur musique, sous l’impulsion de Eru. Dans Les Contes Perdus, Ossë est décrit comme jouant de la musique de ses conques, et à travers tout le légendaire, le bruit de l’eau est associé à la musique des Ainur. Du moins, le chant de l’eau est décrit comme le chant le plus proche de ce qu’avait été la Musique des Ainur :

Et il est dit chez les Eldar que dans l’eau vit encore l’écho de la Musique des Ainur, plus que dans toute autre substance de cette Terre. 

Le Silmarillion

Évidemment, le combo ‘créature aquatique + musique’ nous évoque l’image de la sirène, et comme je le disais plus haut, dans les premières ébauches, Uinen est nommée « reine des sirènes » ; par là, le jeune Tolkien qui écrivait ces lignes faisait référence aux esprits des eaux qui habitaient alors son imaginaire : les Oarni, les esprits de la mer, ainsi que les Falmaríni et Wingildi, les esprits de l’écume de mer (des dénominations qui disparaitront ensuite car il n’est plus jamais fait mention de sirènes ou de telles créatures dans le légendaire). Mais même si l’image de la sirène disparait du légendaire rapidement après les premières ébauches, l’appellation est néanmoins intéressante pour son rapport à la musique, à leur pouvoir et de leur potentielle dangerosité.

Rappelons que dans la mythologie grecque classique, bien connue de JRR Tolkien, les sirènes ne sont pas des femmes-poissons, mais des créatures mi-femmes mi-oiseaux. Elles ont néanmoins bien le pouvoir, à travers la musique, d’enchanter les hommes qu’elles finissent par dévorer. On est loin de Uinen, qui ne dévore personne, bien qu’elle puisse se montrer dangereuse et possessive envers les marins.

Mais vous connaissez l’amour de Tolkien pour les mythes nordiques et scandinaves ! Et il y a effectivement une sirène bien connue dans ces mythes ! Margygr une géante des mers, avec une queue de poisson, qui se manifestait avant les grosses tempêtes. C’est d’elle, en partie, dont serait inspirée la fameuse Petite Sirène du conte. Mais Margygr est vraiment une entité dangereuse, rarement décrite comme une bienfaitrice, contrairement à Uinen.

Les légendes autours des femmes qui peuplent les eaux douces sont nombreuses à travers les cultures européennes dont Tolkien pouvait avoir connaissance. En plus des nixes et des ondines, j’a envie de mentionner les Gwagged Annwn (que l’on prononce ‘Gareth Anoon’), fées lacustres du Pays de Galles ; elles étaient les « Les épouses des enfers », wives of the Underwold. JRR Tolkien aurait pu avoir connaissance de ces mythes, étant donné son amour pour les différents folklores du Royaume-Uni, mais je ne m’avancerais pas avec certitude sur ce point. Toutefois, le chant triste des Gwagged Annwn, ces vierges des eaux, parcourent les flots, et leurs cris résonnent quand le vent souffle dans les vagues. Ces éléments, on les retrouve de manière troublante chez Uinen, entité qui reste particulièrement associée aux vagues et à la musique.  

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On le voit, il existe beaucoup de traditions autour des entités aquatiques, et nombre d’entre elles sont funestes ; qu’elles soient dangereuses ou non, il y a souvent un rapport à la mort, comme les Gwagged Annwn qui permettaient de relier le royaume des vivants et celui des morts. Chez Tolkien, il n’y a pas de connexion directe entre la mort et les flots, si ce n’est que les Salles de l’Attente où vont les morts se trouvent par-delà la Grande Mer. Cela dit, il n’est jamais fait mention d’un rôle de passeur pour Uinen ou Ossë ; le seul « passeur » qui emmène vers une mort paisible, c’est Círdan, l’elfe bâtisseur de navires qui préparera le vaisseaux destiné à emmener Frodo dans l’Ouest.

Parmi les femmes des eaux des légendes que Tolkien connaissait, on peut aussi mentionner la Dame du Lac des légendes arthuriennes (rappelons qu’il a travaillé sur sa version de la Chute d’Arthur), cette fée Vivianne qui éduque Lancelot et lui transmet sagesse et courage. Dans certaines sources, elle est aussi donnée comme la formatrice de la fée Morgane. La Dame du Lac est une entité qui permet la transmission de savoirs, et Uinen tient bien un rôle similaire, puisqu’avec Ossë, elle enseigna de nombreuses choses, arts et savoirs, aux elfes Teleri. Par ailleurs, l’un des noms de la Dame du Lac est Nimue ; pas une anagramme exacte de Uinen, mais pas loin quand même, non ? Je ne sais pas si c’est un hasard, mais l’idée m’amuse.

Par ailleurs, beaucoup de ces fées des eaux traditionnelles sont des séductrices, dangereuses ou non. Mais ce n’est pas le cas de Uinen, même si on peut néanmoins percevoir une telle référence avec le termes Uinendili : les marins demeurent les amants de Uinen.

Uinen est un personnage très présent dans l’arrière plan du légendaire, mais finalement on sait peu de choses sur elle. Elle reste très mystérieuse, et pourtant c’est une figure familière. Nourri par les différents folklores et mythes qui lui étaient chers, Tolkien a créé une entité aquatique puissante qui emprunte un grand nombre de caractéristiques à ces consœurs des contes de notre monde, sans pour autant en être une copie conforme. Comme toujours, il s‘agit plutôt d’une forme de syncrétisme, d’une juxtaposition de plusieurs éléments empruntés à nos mythes, que Tolkien a tourné à sa manière pour que Uinen corresponde à son univers et à sa vision de la reine des eaux, à la fois protectrice, maternelle et pourvoyeuse de savoirs. Il la rend capable de dominer les flots en colère, mais aussi de les soulever elle-même pour manifester sa colère. Dangereuse quand il le faut, sage et enchanteresse dans la majorité des cas, elle apporte bénédiction à ceux qui la respectent et protection envers la faune et la flore aquatique.

Son chant appartient à celui du monde, et c’est toute la création d’Arda qui résonne à travers les notes de ses vagues. Traditionnellement, l’eau et ses mystères sont généralement attribués au « féminin », et pour moi il ne fait aucun doute que Uinen reste l’incarnation de la puissance des eaux que l’on vénère mais que l’on craint aussi, précisément, peut-être, parce qu’elle ne se laisse jamais approcher ni voir dans toute sa globalité.

Sources

  • JRR Tolkien, Le Silmarillion, traduction française de Daniel Lauzon chez Christian Bourgois éditeur
  • JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, Le Livre des Contes Perdus (tome 1 et 2), traduction d’Adam tolkien, chez Christian Bourgois éditeur.
  • JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, La Formation de la Terre du Milieu, Histoire de la Terre du Milieu volume IV, traduction française de Daniel Lauzon chez Christian Bourgois éditeur
  • JRR Tolkien, édité par Christopher Tolkien, Les Contes et Légendes Inachevés, traduction française de Tina Jolas (révisée par Pauline Loquin) chez Christian Bourgois éditeur
  • Edith L. Crowe, « Power in Arda, sources, uses and misuses », dans Perilous and Fair: Women in the Works and Life of J. R. R. Tolkien, dir. Janet Brennan Croft et Leslie A. Donovan chez Mythopoeic Press
  • Pierre Dubois et Claudine & Roland Sabatier, La Grande Encyclopédie des Fées, éditions Hoëbeke

Image d’en-tête par Matt Hardy on Unsplash

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